Jim Harrison : “Dieu a trop à faire en Syrie pour surveiller notre vie sexuelle”

Le grand écrivain américain de “Légendes d’automne”, “Dalva” et “Un bon jour pour mourir” est mort à l’âge de 78 ans.

 

  • Né le 11 décembre 1937 à Grayling, dans le Michigan, Jim Harrison est mort ce 26 mars 2016, “à la suite d’une crise cardiaque qui l’a fauché chez lui dans l’Arizona”, selonlemonde.fr.
  • Il avait publié une trentaine de livres (romans, nouvelles, poèmes…), traduits dans le monde entier, mais également été scénariste, critique gastronomique et journaliste sportif.
  • Il est notamment l’auteur de “Un bon jour pour mourir” (1973),”Légendes d’automne” (1979), “Dalva” (1988) ou encore “Une odyssée américaine” (2008).
  • Lors de la sortie française d’”Une odyssée américaine”, en 2009, notre camarade Didier Jacob lui avait soumis un interrogatoire inspiré du questionnaire de Proust. Les réponses du Big Jim avaient été, et restent, particulièrement décoiffantes.

 

En 2014, le grand écrivain américain publiait “Nageur de rivière”. L’occasion de nous parler de la nature, de la mort, du sexe et de l’argent.

Le Nouvel Observateur. Vos deux novellas, «Au pays du sans-pareil» et «Nageur de rivière», se font mutuellement écho. La première rend hommage aux oiseaux, la seconde aux créatures aquatiques. Comment ces deux éléments, le ciel et l’eau, nourrissent-ils votre inspiration d’écrivain?

Jim Harrison. J’ai grandi au contact de la nature, et j’ai très tôt considéré les oiseaux et les poissons comme mes semblables. Je me rappelle avoir demandé à mon père quelle était la différence entre les animaux et nous, et il m’a répondu: «Ils vivent au dehors et nous vivons au dedans.» C’est donc dans la nature que je me sens chez moi.

Au printemps dernier, un puma a tué un cerf sur notre pelouse, et l’autre jour j’y ai trouvé des cochons et des dindons sauvages. Je ne me suis jamais senti chez moi dans une grande ville, sauf à New York lorsque j’avais 19 ans et que je voulais devenir poète. J’ai adoré cette expérience.

Dans « Au pays du sans-pareil », votre héros Clive, un intellectuel de 62 ans qui a renoncé à peindre depuis des années, renaît à la peinture lorsqu’il retourne dans la ferme de son enfance. Il réapprend l’éveil au monde. Est-ce une leçon de vie?

Clive retrouve tout simplement ses racines – selon le terme fort peu élégant qu’on emploie aujourd’hui. Lorsqu’il regagne l’endroit où il a fait ses débuts de peintre, il est régénéré par la simplicité de ce recommencement. Ce nouveau départ est un nouvel éveil.

Vous dites de Clive : « Une fois la soixantaine atteinte, il fallait tuer son ego pour échapper au malheur et au désespoir à l’idée de disparaître dans la vieillesse.» Est-ce devenu votre philosophie?

Mieux vaut tuer son ego en vieillissant, sous peine d’être détruit par le ressentiment. L’humilité est la qualité la plus précieuse chez un écrivain, puisque de toute façon tout échappe à son contrôle. J’ai été enchanté et touché d’apprendre que Philip Roth arrêtait d’écrire. J’ai trouvé que c’était une bonne idée. Moi, je ne suis pas tout à fait prêt à arrêter, car je ne saurais pas quoi faire à la place.

Vous écrivez : « Comme il était merveilleux d’aimer une chose sans les compromis du langage!» Une telle phrase n’est-elle pas étrange chez un écrivain?

Je me suis toujours demandé pourquoi nous sommes incapables de voir une vache sans prononcer mentalement le mot «vache». Je trouve cela restrictif. Et c’est lassant, à la longue, de passer son temps à écrire sa vie dans sa tête au moment même où l’on agit.

Vous partagez votre existence entre le Montana, le Michigan et l’Arizona. Vous aimez la nature, les grands espaces et les animaux. Vous considérez-vous comme un écrivain naturaliste ou comme un tenant du réalisme magique?

J’adore les grands espaces où je vis. Je pratique la chasse aux oiseaux, notamment dans un ranch de 300.000 hectares. On se sent tout bonnement plus libre quand l’horizon est vaste. Je n’ai jamais cru au concept de réalisme magique. Mais je suis souvent allé en Amérique du Sud, et c’est ainsi que raisonnent les gens de là-bas. Leurs pensées sont moins limitées par la réalité, et notamment par la corruption de la réalité économique. Au début, on trouve ça complètement farfelu, et puis, peu à peu, on est charmé par leur façon de réinventer leur vie à mesure qu’elle se déroule.

Dans ce livre, vous dénoncez la cupidité déchaînée et l’obsession de l’argent de l’Amérique actuelle. L’argent a-t-il profondément corrompu votre pays?

Oui, je crois que l’inégale répartition des richesses a un effet profondément corrupteur sur l’Amérique. Même dans les bars, on commence à entendre les gens maugréer à ce sujet. Je connais quelqu’un qui ne se déplace qu’en jet privé, au lieu d’utiliser les compagnies aériennes. En l’occurrence, il s’agit d’un homme bon et généreux, mais c’est l’exception qui confirme la règle. A New York ou à Palm Beach, on est stupéfait par le nombre de maisons ou d’appartements à 50 millions de dollars. Il y a des vieux couples qui ont une douzaine de salles de bains, et je les envisage toujours en train de courir de l’une à l’autre. C’est démoralisant, ces énormes sommes d’argent que les grands patrons s’attribuent tout en combattant l’idée d’un salaire minimum pour les travailleurs.

L’art, la littérature, la musique sont présents dans vos livres comme dans votre vie. Quelle place occupent-ils dans votre vie aujourd’hui?

L’art, la littérature et la musique continuent d’occuper une place primordiale dans ma vie. Je ne pourrais pas vivre sans eux.

Le sexe apparaît dans vos livres comme une source de vie et d’inspiration. Un écrivain a-t-il encore aujourd’hui quelque chose à dire sur le sexe?

La vie sexuelle des Américains est fort peu conventionnelle, ce qui la rend déroutante. La sexualité est profondément individualisée. Je me bats sans arrêt avec mes éditeurs au sujet des scènes de sexe dans mes romans, car ils vivent à New York et ne lisent que le «New York Times», sans contact avec la débauche et le stupre qui imprègnent notre culture. Ils ne lisent pas la presse locale et ses faits divers, ses histoires de liaisons entre un pasteur et une fille de 13 ans.

Les abus sexuels ont toujours été endémiques, dans toutes les civilisations, malgré la réprobation morale et les sanctions pénales. Je ne sais trop quoi penser, moi qui ai vécu une période de libération sexuelle explosive mais somme toute assez vaine. Il y a une forte opposition au mariage gay, mais finalement on s’en fout. Nous sommes libres, et nous devrions être libres de nos actes tant qu’ils ne nuisent pas à autrui.

Je suis encore dégoûté par l’affaire Lewinsky : à l’époque, j’étais en France, et on ne cessait de me demander pourquoi un président devrait être destitué pour s’être fait tailler une pipe. C’est la grande industrie américaine du ragot. Dieu a trop à faire en Syrie pour surveiller ce que vous faites la nuit. Quand 84 enfants sont massacrés en une seule journée, comment voulez-vous que je me préoccupe de la vie sexuelle de X ou Y?

Avez-vous peur de la vieillesse et de la mort?

Non, je n’ai pas peur de la vieillesse et de la mort. Je suis déjà vieux, et j’ai toujours entendu dire: «Personne ne s’en sort vivant.» Tous les êtres vivants sont voués à mourir. Je ne saurais dire s’il y a une vie après la mort, mais nous en sommes tous là. Ce que je crains, c’est de ne plus pouvoir boire de bon vin après ma mort. Ça, c’est dur ! J’espère retourner en France au printemps pour observer la migration des oiseaux en Camargue. J’adore cette région, je m’y sens chez moi.

Quels sont les trois livres, les trois disques et les trois tableaux que vous emporteriez sur une île déserte?

Si j’étais sur une île déserte, il est peu probable que j’aurais le temps de m’intéresser à des livres, des disques ou des tableaux. Ce que je voudrais, c’est un coussin confortable pour m’asseoir, et une citerne de 40.000 litres d’eau douce et fraîche. J’ai la hantise de manquer d’eau, depuis que très jeune j’ai souffert de la soif dans le désert, au point d’en avoir les lèvres noires. Mais si vous insistez, je choisirais sans doute la musique de Mozart et les tableaux du Caravage. Je n’emporterais pas de livres, car mon esprit est déjà un livre, et j’aurais oublié mes lunettes. Je pêcherais, je contemplerais les poissons avec ravissement. Et j’apprendrais le langage des oiseaux.

 

Propos recueillis par Gilles Anquetil et François Armanet