Lettre de Coltrane à Don DeMichael
John Coltrane (23 septembre 1926 – 17 juillet 1967), le saxophoniste le plus révolutionnaire et le plus influent de l’histoire du jazz après Charlie Parker, concevait sa musique comme une quête spirituelle. À la fin de sa carrière, il s’intéresse au free jazz dont il deviendra l’un des pères spirituels, s’inscrivant dans la révolution sociale et politique des États-Unis des années 1960 : le jazz devient une arme contre les inégalités et pour la paix dans le monde. Dans cette lettre, l’une des rares publiées par Coltrane, l’auteur de A love supreme donne une grande leçon autour du jazz, de l’humanité et l’art. Un coup de maître!
2 juin 1962
Cher Don,
Un grand merci pour m’avoir envoyé le beau livre d’Aaron Copland, Musique et imagination. Je l’ai trouvé très utile d’un point de vue historique et dans l’ensemble bien documenté. Toutefois, je ne crois pas que tous ses principes soient pleinement essentiels ou applicables à un musicien de « jazz ». J’ai l’impression que ce livre s’adresse plutôt à un compositeur américain classique u semi-classique qui est confronté au problème, que Copland a bien vu, de ne pas se sentir comme faisant partie intégrante d’une communauté musicale, ou ayant des difficultés à trouver une philosophie positive ou une justification à son art. Le musicien de « jazz » (cette appellation ou un autre du même genre que celles qu’on nous a collées sur le dos, peu importe) n’a pas du tout ce problème. Il n’y a absolument aucune raison pour que nous nous fassions du souci à propos d’un manque de philosophie positive ou affirmative. Elle fait partie de nous. Le phrasé, le son de cette musique en témoignent. C’est un don naturel. Je peux t’assurer que nous serions tous morts depuis belle lurette si ce n’était pas le cas. Et quant à la communauté, la terre tout entière est notre communauté. Tu vois, pour nous, c’est plutôt facile de créer. Nous sommes nés avec ce sentiment (feeling) qui s’exprime simplement quelles qu’en soient les conditions. Sans quoi comment crois-tu que nos pères fondateurs auraient pu produire cette musique au début, alors qu’il ne fait aucun doute qu’ils vivaient (comme pas mal d’entre nous aujourd’hui) au sein de communautés hostiles, où il étaient sans cesse confrontés à la peur et avaient vraisemblablement peu de choses auxquelles ils pouvaient se raccrocher. Toute musique qui peut grandir et se développer elle-même comme l’a fait notre musique, doit avoir en elle une sacrée dose de conviction positive. Quiconque prétend douter de cela, ou prétend croire que les représentants de notre musique de liberté ne sont pas guidés par cette même idée, est soit de parti pris, musicalement stérile, carrément idiot ou encore a une idée derrière la tête. Crois-moi, Don, nous savons tous que ce monde de « Liberté », qu’un grand nombre de gens semble craindre aujourd’hui, a sacrément à voir avec cette musique. En tous cas, j’ai trouvé chez Copland pas mal de points positifs. Par exemple : « Je ne peux pas imaginer une œuvre d’art qui soit sans convictions implicites. » – Moi non plus ! Je suis sûr que toi et d’autres aurez apprécié et appris beaucoup de choses dans ce livre si bien écrit.
Si je peux me permettre, je voudrais sincèrement exprimer le souhait que dans un futur proche, une étude solide du matériau présenté dans ce livre, et dans d’autres du même genre, aidera à déboucher les oreilles qui sont encore fermées à la musique progressive créée par des artistes d’aujourd’hui qui pensent en toute indépendance. Quand ce sera fait, je suis certain que les porteurs de telles oreilles reconnaîtront facilement les qualités absolument vitales et hautement réjouissantes de cette musique. […]
Tu sais, Don, je lisais aujourd’hui même un livre sur la vie de Van Gogh, et j’ai dû m’arrêter et penser à cette force magnifique et tenace — l’urgence créatrice. L’urgence créatrice était en cet homme, qui se trouvait lui-même en total désaccord avec le monde dans lequel il vivait, et malgré toute l’adversité, les frustrations, les rejets, etc. — un art vivant et magnifique est sorti de lui à profusion… s’il pouvait être là aujourd’hui ! La vérité est indestructible. Il semble que l’histoire montre (et c’est la même chose aujourd’hui) que le précurseur est plus souvent que le contraire confronté à un certain degré d’ostracisme ; habituellement à la mesure de son degré d’éloignement des modes d’expression ou autres qui prévalent. Le changement est toujours difficile à accepter. Nous voyons aussi que ces précurseurs cherchent toujours à revitaliser, développer et reconstruire le status quo dans leurs domaines respectifs, chaque fois que c’est nécessaire. Le plus souvent, ils sont rejetés, hors-la-loi, considérés comme des citoyens de seconde zone, etc. précisément dans ces sociétés auxquelles ils apportent tant de substance. Ce sont des gens qui vivent le plus souvent de terribles tragédies personnelles dans leur propres vies. Dans tous les cas, qu’ils soient acceptés ou rejetés, riches ou pauvres, ils sont toujours guidés par cette constance extraordinaire et éternelle — l’urgence créatrice. Chérissons-la et adressons nos louanges à Dieu.
Merci et mes bons souvenirs à tout le monde. Amitié.