En 1947, Simone de Beauvoir écrit à son amour, l’écrivain américain Nelson Algren, et se souvient avec émotion de la Libération de Paris, de l’excitation fébrile qui régnait face à l’imminence de la libération, de la résistance intellectuelle qui ne faiblissait pas malgré la venue toute proche des Américains. Elle y raconte surtout en témoin privilégié la joie immense et le soulagement intense qui a saisi Paris avec l’arrivée des Alliés.
Mardi 25 novembre 1947
Mon Nelson, enfin je reçois la récompense du labeur et des peines : l’isolement d’une maison de campagne, sur ma table des roses blanches, autour de moi une masse de bons livres, et la perspective d’un mois entier sans rien d’autre à faire qu’écrire et lire – comme je me sens bien ! Plus d’amie russe, plus d’amie juive, plus de femme laide, de soeur, de beau-frère, plus d’auteurs de mauvais manuscrits, personne à voir, c’est merveilleux ! Après un bain chaud, j’ai dégusté plusieurs petits verres d’un violent alcool de pommes, je suis une vraie reine. Ma dernière journée parisienne, mi-bleue, mi-pluvieuse, mi-froide, mi-douce, n’a pas été désagréable, toute animée par le départ. Un taxi m’a joliment promenée jusqu’à une agence de presse (pour mon livre sur l’Amérique que j’aimerais illustrer de 20 ou 30 photos), il m’a déposée devant un grand immeuble où siègent plusieurs magazines et quotidiens, lequel m’a poétiquement remuée parce c’est là que la veille de la fuite des Allemands, les premiers journaux libres, ont été secrètement imprimés. Je me rappelle : Camus et ses jeunes amis travaillaient le fusil à portée de la main, les portes de fer closes, pas rassurés car à tout moment les Allemands pouvaient faire irruption, ça aurait fait un sale gâchis. Sartre et moi avions traversé Paris pour observer le déroulement des événements et en assurer le reportage, que nous avions remis à Camus, un léger et excitant sentiment de danger au coeur, car dans les rues par ci par là, ça tiraillait. Quand les Américains pénètrent dans Paris, quelle fête dans les bureaux ! Les journaux parurent au grand jour, tout le monde s’alcoolisait, fou de joie. En ce sens, ce fut le meilleur moment de ma vie ; si on considère la situation intérieure de la France, ça l’a été assurément, nous ne nous préoccupions pas de l’avenir, c’était si extraordinaire d’être libérés du passé immédiat ! J’ai remarqué que tous, nous nous souvenons avec nostalgie de ces derniers moments de l’Occupation, de l’ivresse ahurissante des débuts de la Libération. Je me la rappelais dans le matin bleu d’hier en retrouvant cet endroit. J’ai passé deux heures plaisantes à sélectionner des photos, Même dans cette riche collection, je n’ai pas trouvé exactement ce que je voulais. […]
C’est donc tous devoirs accomplis, et avec usure, que j’ai quitté Paris. […]